Anne-France Dautheville :    Le tour du monde à moto
Portraits d'explorateurs
10 mars 2022

Anne-France Dautheville : Le tour du monde à moto

« Voyager à moto a complètement bousculé ma perception des autres, du monde et du bonheur. »

Pour Anne-France Dautheville, « le bonheur se trouve dans l’errance », et elle sait de quoi elle parle !

Voyageuse infatigable, journaliste, égérie de mode pour la maison Chloé et romancière inspirée par ses aventures, Anne-France Dautheville aime parcourir les routes du monde au guidon de sa moto… en solitaire !
En effet, pionnière en la matière, notre aventurière du jour est la première femme à avoir traversé le monde en bécane. Peu fétichiste des palmarès, c’est surtout aller à la rencontre de l’Autre et embrasser la diversité qui passionne Anne-France, en quittant son travail et sa confortable vie parisienne pour ne compter que sur ses forces et les nombreuses amitiés crées sur les routes.

Après avoir fait le Raid Orion en 1971 de Paris à Ispahan (Iran), poursuivant même jusqu’au Pakistan, Anne-France Dautheville publie son premier ouvrage Une demoiselle sur une moto, puis repart en 1973 sur une Kawasaki 100 cm3 avec laquelle elle traverse le Canada, le Japon, l’Inde, le Pakistan, l’Afghanistan, l’Europe et la France.

Ses explorations se poursuivent dans ses récits, transformant la réalité en réalités, invitations multi sensorielles à parcourir la multiplicité de la vie, comme pour faire résonner dans le temps les souvenirs des paysages admirés et les émotions ressenties durant ses voyages.

45 ans après son road-trip en Australie sur une BMW, elle nous raconte son épopée de 25 000 km dans un ouvrage paru l’année dernière aux éditions Payot, L’Australie, c’est en bas à droite.

Cette année, notre aventurière fait son retour sur la scène littéraire avec La piste de l’or, un récit retraçant son voyage solitaire à moto de 21 000 km en Amérique du Sud réalisé durant plusieurs mois en 1981. Un ouvrage fabuleux à retrouver à partir du 9 mars prochain en format poche aux éditions Payot.

Pour ce premier numéro de notre nouvelle série de Portraits d’explorateurs, Anne-France Dautheville a accepté de nous partager son incroyable histoire et de nous inviter à voyager avec elle durant quelques instants, sur sa moto !


De la jeune fille à la demoiselle sur une moto


C’est à l’occasion des événements de 1968 et de leur impact sur les transports en commun dans la capitale qu’Anne-France Dautheville, alors jeune publicitaire prometteuse pour Havas et fraîchement diplômée en Lettres à la Sorbonne, saute le pas et achète une mobylette Honda.

Pour elle, circuler au guidon d’une moto s’imposait comme une évidence :

« J’étais beaucoup trop bête pour avoir le permis voiture, tout simplement (rires). C’était la seule chose que j’avais le droit de conduire en étant jeune. Je n’ai passé le permis voiture qu’à 44 ans ».


Toutefois, faire le choix de se déplacer à moto était très audacieux à une époque où la société française peinait à évoluer :

« Une fille sur une moto était inimaginable dans les années 60-70. C’était transgressif. Même si la vie avait explosé d’une manière très joyeuse à partir de l’année 1968, le XIXe siècle n’était pas encore tout à fait mort. Une fille était encore perçue comme un être fragile, pudique et devait se marier, avoir des enfants… Elle devait être dans les clous. Je n’étais pas d’une nature à être dans les clous. Je suis très heureuse d’avoir passé une partie de ma jeunesse au moment de la bascule du monde. Pour la première fois, nous avions l’opportunité de construire un monde à notre image. Je ne savais pas encore quelle serait mon image à moi, mais j’y suis allée quand même. »

« Vous n’imaginez pas l’éclatement de liberté et de bonheur que nous avions connu. On avait enfin le droit à la contraception, le droit de gagner notre argent, de faire une carrière… »


Si Anne-France Dautheville réussit à grimper les échelons de l’indépendance et à se construire une brillante carrière en tant que conceptrice de publicités pour différentes agences comme Havas ou encore Moors & Warrot, elle rêve toutefois d’autre chose, d’une vie qui fasse sens :

« J’avais une vie de jeune cadre qui réussit avec une carrière qui se construisait progressivement. N’importe qui aurait été heureux à ma place. Mais progressivement, je ne me retrouvais plus dans ce que je faisais. Il m’arrivait de me réveiller la nuit car j’avais enfin trouvé l’accrochage pour une campagne pour des pots de yaourt. C’était devenu absurde de donner tout ce savoir-faire, toute cette énergie pour des choses qui ne m’enthousiasmaient plus. Il y avait d’autres choses à vivre. »


C’est pourtant dans le cadre de son travail qu’un déclic s’opère, faisant basculer les perspectives de vie d’Anne-France Dautheville :

« Un jour d’été, le directeur de création de mon agence me convoquait pour m’annoncer que le tourisme marocain voulait lancer une campagne de publicité pour attirer une clientèle française. J’ai alors inventé un Maroc dans lequel j’aurais adoré me promener mais où je ne suis pourtant jamais allé. Ma campagne ayant été retenue, je suis descendue au Maroc vendre cette campagne et je me suis retrouvée à Casablanca, puis à Marrakech. En arrivant sur la place Jemaa el-Fnaa, j’ai immédiatement été immergée dans un spectacle extraordinaire avec des poètes qui déclamaient des vers, des montreurs de serpents et des gens qui dansaient. Tout ce que j’avais imaginé dans ma campagne de pub qui était le fruit de mon imagination était là, sous mes yeux.
Je suis ensuite allé camper pour la première fois de ma vie dehors, sur le bord de la rivière Tessaout. J’ai dormi dans une tente, ce qui ne m’était jamais arrivé. J’y ai aussi fait des rencontres extraordinaires qui m’ont beaucoup marquée. C’est de là qu’est née ma volonté de rencontrer des gens partout où j’allais en cherchant réellement à les connaître, loin des préjugés et des fausses images que nos sociétés pouvaient véhiculer à cette époque ».


En rentrant à Paris, Anne-France Dautheville, chamboulée par cette aventure, décide d’abord de se balader à travers la France avec sa moto. Toutefois, l’envie irrépressible de parcourir l’ailleurs se faisant ressentir, notre publicitaire démissionne en 1972 et s’inscrit au Raid Orion, premier rallye motocycliste entre Paris et Ispahan, en Iran. Bien que d’autres femmes participassent à ce rallye en tant qu’accompagnatrices, Anne-France était la seule à partir au guidon :

« Sur les 105 du départ, 92 étaient encore là à l’arrivée. 11 voulaient poursuivre en Afghanistan, je les ai suivis. Ensuite, 5 d’entre eux voulaient continuer jusqu’au Pakistan, je les ai suivis aussi. Nous n’avions pas pu aller plus loin, car nous n’avions pas les documents nécessaires pour passer la frontière indienne. Le voyage s’était donc arrêté là. De retour en France, j’ai écrit mon premier livre « Une demoiselle sur une moto ». C’est comme ça que je suis devenue écrivaine. »




De ce premier voyage, Anne-France Dautheville en a retenu deux éléments essentiels : savoir relever sa moto seule et l’importance de la solitude en voyage. Paradoxalement ce besoin de solitude est aussi nécessaire pour s’ouvrir aux autres et prendre le pouls des sociétés traversées :

« Je suis faite pour être seule. J’en ai besoin. Voyager à plusieurs, c’est me prendre une partie de mon attention. Une attention que je n’aurais pas pour les habitants des régions visitées ou les paysages observés. Vous savez, j’ai tellement de chance de pouvoir vivre dans un pays où je peux voyager et vivre seule. Il n’y en a pas beaucoup. On s’en rend compte si l’on va voir ce qui se passe ailleurs dans d’autres parties du monde. J’ai rencontré au Brésil des femmes et des hommes qui n’avaient eu le droit de vote que quelques années auparavant seulement ; j’ai vu en Iran comment la violence politique générait de la peur… ce sont des choses que nous ne rencontrons pas en France alors qu’il existe beaucoup de parties du monde qui n’ont pas la chance que nous avons d’être libres.»

« Je n’ai plus la même lecture de notre société et de la place que j’y occupe depuis que j’ai voyagé. »

Si l’on pourrait penser que lorsque l’on est seule sur sa moto et que rien ne peut nous arrêter, que l’on est traversé par une myriade de sensations nous transportant ailleurs, ce n’est pas aussi simple que cela pour notre motarde qui y voit au contraire une certaine forme de méditation :

« Curieusement, on ne pense à rien. Une partie du cerveau est utilisée pour la route car il faut être attentif. En même temps, il y a aussi une forme de bien-être. On est ici et maintenant, c’est une forme de méditation où il peut aussi nous arriver de trouver des solutions inconsciemment à des problèmes que l’on n’arrive pas à régler autrement. Quand vous êtes sur une moto, c’est le corps tout entier qui répond aux paysages. En passant à côté d’un bois, il nous envoie de la fraîcheur sur les joues, l’eau a une odeur, le désert aussi. Une piste composée de caillasses envoie des vibrations dans la fourche de la moto qui vous raconte ce qu’il se passe sur le sol. Tout est traduit dans le corps. C’est une intensité de vie qui est extraordinaire ».


Le bonheur en voyage


Parmi les nombreux pays traversés à moto à travers le mode, pour Anne-France Dautheville, l’Afghanistan l’a profondément marqué à jamais. Un pays dont elle garde des sentiments pourtant mêlés :

« J’ai adoré l’Afghanistan mais je n’aurais pas pu y vivre. Si pourtant une femme indépendante et solitaire ne pouvait pas exister dans une société aussi patriarcale, j’ai véritablement aimé les gens que j’ai rencontrés dans ce pays et n’oublierai jamais leur immense gentillesse vis-à-vis de moi. Malheureusement, ce pays que j’aimais a été défiguré par les 30 ans de guerre qu’il a connu.
Lorsque, récemment, j’ai rencontré des Afghans réfugiés à Paris, je leur ai montré sur ma tablette des photos de leur pays lorsque j’y suis allée en 1972 et en 1973. Un pays qu’ils n’avaient jamais connu comme tel. Vous ne pouvez pas imaginer l’émotion que nous avions pu vivre ensemble à ce moment-là. »


Très rapidement après son retour en France et la parution de son premier livre, les choses ont très rapidement évolué pour Anne-France Dautheville qui se met alors à démarcher différentes marques et se voir prêter des motos en échange d’apparitions sur différents contenus. Pour autant, aucune forme de lassitude n’est apparue à un moment ou à un autre de sa nouvelle carrière d’aventurière, bien au contraire :

« A partir du moment où je pouvais remonter sur une moto, lancer le moteur et me promener, j’étais fabuleusement heureuse. Je ne voulais pas être heureuse seulement durant un mois de vacances, je voulais l’être tout le temps. Le voyage à moto a été un bonheur absolu dans ma vie ».


Un récit sur le voyage de l’émerveillement : l’Australie


Dans son ouvrage paru l’an dernier aux éditions Payot, la romancière nous raconte son périple de 25 000 km autour de l’Australie au guidon d’une BMW. Un récit dont elle laissera 45 ans s’écouler avant de nous le délivrer :

« Lorsque je suis rentrée d’Australie, j’avais commencé à écrire un carnet de voyage classique sur les étapes que j’avais réalisées, ce que j’avais aimé durant mon voyage, etc. Mais je m’étais très vite ennuyée. Ce pays était tellement magique et démesuré que mon nombril autour de l’Australie aurait été minuscule et trahirait tout ce bonheur que j’avais eu. A la place de ce livre, j’avais plutôt rédigé mon premier roman retraçant l’histoire d’un chercheur d’or australien dans les monts Petermann, mais qui n’étais jamais parvenu à retrouver la mine d’or qu’il avait découverte. C’est donc à travers cette histoire que j’ai raconté l’Australie dans sa démesure. »



45 ans plus tard, Anne-France Dautheville nous brosse le plus beau portrait d’un pays qu’elle considère comme le lieu de « toutes les brutalités de la nature, de toutes les beautés et de toutes les poésies » :

« Lorsque je suis arrivé à Darwin en 1975, la moitié de la ville avait été rasée par un ouragan la nuit de Noël. L’année d’après, c’est Townsville qui avait été à son tour victime d’un ouragan. Il y a une grande rudesse de cette terre, mais qu’elle est belle. C’est le seul pays dans lequel j’aurais pu vivre et où j’aurais pu y trouver ma place. »


La connexion entre la motarde et l’Australie est telle qu’elle y reviendra en 1978 pour un épisode de Breakaway, une série de la chaine australienne ABC, et en 1994 pour le magazine français Grands Reportages. Chaque visite était synonyme de (re)découvertes:

« J’ai retrouvé des paysages que je connaissais, des amis avec qui j’avais noué des liens étroits, j’ai redécouvert le pays que j’aimais. J’en ai toutefois profité pour aussi découvrir des lieux que je n’avais pas eu l’occasion de visiter lors de la première fois, comme Coolgardie, une petite ville à l’Ouest du pays, dans les terres, où j’étais envoyée en reportage. »


Une aventurière vivant chaque aventure comme la dernière


Pour terminer cet entretien, Anne-France Dautheville nous révèle ce qu’elle a appris d’elle-même au gré de ses aventures :

« J’ai appris que j’étais ma meilleure copine ; que je suis la seule personne avec laquelle je peux vivre 24h sur 24 et être heureuse quand même (rires) ! Cependant, je ne vis pas dans mon nombril vous savez. J’essaie plutôt de voir ce qu’il se passe dans le nombril des autres. C’est aussi en s’accordant du temps à soi-même que l’on arrive à donner du bonheur aux autres. Je suis certaine que les gens qui partent maintenant à l’aventure à travers le monde vivront des choses toutes aussi surréalistes et absolument merveilleuses. »



Fin de la balade à travers le monde avec Anne-France Dautheville. L’aventure continue toutefois sur les réseaux sociaux où vous pouvez suivre sa page Facebook ou découvrir davantage l’univers de notre aventurière dans son récit de voyage en Amérique du Sud, La piste de l’or, qui reparaitra en format Poche au mois de mars de cette année aux éditions Payot.





Rédacteur : Vivien COCQUET-HUARD
Crédits Photos : Anne-France Dautheville - ©Philippe Matsas/Leextra/Payot & Rivages